Le Magal de Touba fait partie des plus grands événements religieux célébrés en Afrique. Il commémore le départ en exil, dans la forêt équatoriale du Gabon, de Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur de la confrérie mouride. Pour rappel, le colonisateur, après avoir écrasé tous les résistants armés, s’est tourné vers le Cheikh dont l’influence, sur la communauté, grandissait de jour en jour. Porteur d’un projet novateur, fondé sur les valeurs islamiques, Serigne Touba avait fini de faire rallier à sa cause des milliers et des milliers de fidèles. Face à la montée en puissance de Bamba, le Blanc, hypocrite et mesquin, décida de l’exiler loin de ses bases pour le faire taire définitivement.
Cette manière forte de faire du colonisateur a toujours porté ses fruits. Aucun déporté, qu’il soit guide religieux ou roi n’est sorti indemne de ce voyage forcé, excepté Khadimou Rassoul. Samory Touré, le téméraire et brave roi, a-t-il pu supporter les rigueurs de la déportation au Gabon où il meurt en 1900, après seulement deux années de séjour carcéral ? Béhanzin du Dahomey, n’a-t-il pas rendu l’âme en Alger en 1906, loin de sa terre natale ? La tombe de la vaillante Aline Sitoé Diatta ne se trouve-t-elle pas à Tombouctou ? Tout ceci pour dire qu’aucun leader africain n’a pu résister à la force de frappe des occidentaux. Contrairement aux victimes dont le sort est scellé en amont, Cheikh Ahmadou Bamba a accueilli avec joie cette mission qu’il a considérée, d’emblée, comme porteuse de valeurs salvatrices. Il a rendu grâce au Seigneur et loué les bienfaits du Prophète en magnifiant le choix porté sur sa modeste personne pour redorer le blason de l’Islam terni et sali au Sénégal et partout en Afrique. C’est justement, ce départ vers les contrées lointaines, où toute sorte d’épreuves inhumaines est envisagée pour réduire le Cheikh à néant, que la communauté mouride fête depuis plus d’un siècle. Le Magal de Touba reste aujourd’hui le plus grand rassemblement de personnes au Sénégal. De ce point de vue, il recèle d’innombrables enjeux tant sur le plan religieux, social qu’économique, faisant de la ville sainte un centre névralgique.
A travers le Magal, l’on peut se glorifier et dire à qui veut l’entendre que toutes les prières formulées par le Cheikh ont été exaucées. Sa foi en Dieu et le statut de Khadimou Rassoul qu’il a toujours incarné ont fait de Touba une ville religieuse qui vibre régulièrement au son du Coran et des Khassaides. « Mes semences sont le Livre de Dieu et laTradition prophétique… », Soutient-il dans Assirou Mahal Abar. Le grand Magal constitue un moment de ferveur religieuse, de recueillement et de dévotion à Allah, le Miséricordieux. Les fidèles, venus de tous les coins et recoins du monde, rivalisent d’ardeur dans lecture du saint Coran et des écrits du Cheikh. Dans toutes les concessions, les mosquées, les artères de la ville, des hauts parleurs diffusent les versets du livre saint et les khassidas, œuvres du guide vénéré. Ces moments de communion sont ponctués de réflexions, de conférences, d’exposés sur la vie et l’œuvre de Cheikh Ahmadou Bamba. D’éminents intellectuels, composés de chercheurs, d’universitaires, entre autres, se relaient sur les plateaux des télévisions et des radios pour éclairer l’opinion nationale et internationale sur les questions ayant trait à la vie du Cheikh et au sens du Magal. Des stands, aménagés aux abords de la grande mosquée, abritent les grandes expositions des œuvres de Serigne Bamba, traduites dans différentes langues. Le même scénario se voit à Daaray Kaamil, lieu symbolique, où sont gardés des milliers de documents parlant des hauts faits et de la dimension spirituelle de Khadimou Rassoul. Une grande partie du patrimoine mouride se trouve dans ce temple du savoir, érigé par le troisième khalife, Serigne Abdoul Ahad Mbacké.
Ces moments offrent l’occasion aux fidèles de visiter tous les lieux symboliques de la ville sainte. De longues files de pèlerins se créent dans l’enceinte de la grande mosquée pour faciliter l’accès aux endroits qui abritent le mausolée du Cheikh et de certains de ses Khalifes. Le passage et le recueillement dans ces places sacrées restent une étape cruciale du pèlerinage. Dans la même veine, le grand cimetière, situé en face de la mosquée, reçoit également de nombreux visiteurs qui viennent prier pour le repos éternel de l’âme du parent, de l’ami, du voisin… Des ballets incessants de talibés sont notés dans les concessions des guides religieux. D’aucuns s’y rendent pour renouveler leur pacte d’allégeance, d’autres sollicitent des prières pour une vie paisible.
Toute cette effervescence religieuse traduit le fort sentiment que les fidèles éprouvent pour rendre un hommage appuyé à Cheikh Ahmadou Bamba. Ce dernier a fait preuve de foi et manifesté sa joie devant l’épreuve comme le Prophète Ibrahima l’avait fait, lui aussi, quand il avait reçu l’ordre de sacrifier son fils unique et bien-aimé, Ismaël.
La symbolique du Magal repose sur cet acte de foi manifesté par le Cheikh envers Dieu, l’Omnipotent. Sans peur, ni crainte, il a accepté d’endurer toutes les peines et tortures, toutes les brimades et souffrances, toutes les humiliations et vexations, en ayant comme seuls compagnons Allah et le Prophète Mohamed (Paix et Salut sur Lui). Serigne Touba le confirme dans Assirou Mahal Abrar. Il dit : « Je cheminais en vérité, lors de ma marche vers l’Exil, en compagnie des Vertueux Gens de Badr alors que mes persécuteurs étaient persuadés que j’étais leur prisonnier…/ Je marchais en fait vers Dieu en compagnie du Prophète et de ses Excellents Compagnons car ma marche ne saurait point avoir d’autre objet que Dieu Lui-Même ». Durant tout l’exil, Bamba est resté le même, toujours fidèle à ses convictions religieuses, toujours proche de Dieu et serviteur infatigable du Prophète. Il soutient dans le poème : « Mon unique ambition est d’être promu au rang de parfait esclave de Dieu, le Maitre du Trône, l’Unique, et à celui de serviteur Privilégié du Prophète, la Meilleure Créature, l’Avertisseur ». Les enseignements qu’il faut tirer du Magal, au-delà des réjouissances, se trouvent dans sa dimension spirituelle. Au sortir de ce grand événement religieux, l’âme du talibé doit être fortifiée et sa foi en Dieu plus qu’exacerbée. C’est le seul grand hommage que l’on puisse rendre à Khadimoul Khadim.
Par ailleurs, le Magal présente un enjeu social de taille. Il draine, chaque année, plus de trois millions de personnes, venant des régions du Sénégal et des quatre coins du monde. C’est non seulement un moment de ferveur religieuse mais également de retrouvailles. Les fils de la localité, basés hors du terroir, saisissent l’occasion pour revenir au bercail, après une longue période d’absence. Ils viennent, dans un élan de solidarité, prêter main forte aux parents pour une bonne réussite de l’événement. Chacun veut être utile et se donne le meilleur de lui-même dans l’accueil et l’hébergement des pèlerins. On se rivalise d’ardeur et de générosité dans l’effectuation des dépenses pour mettre l’hôte dans d’excellentes conditions de séjour. Des milliers de poulets, de béliers, de boucs, de taureaux, de chameaux, sont égorgés par jour pour la circonstance. On se gave de viande, on s’enivre de jus de fruits et de boissons fraîches et sucrées. Gâteaux et fruits de toute sorte meublent le décor des réjouissances. Des mets délicieux sont distribués un peu partout dans la ville. Le même phénomène est visible dans quasiment toutes les localités traversées par les pèlerins pour rallier la ville sainte.
Ces derniers reçoivent du café-Touba, du lait, des fruits… des mains de vaillants talibés qui ont choisi cette manière pour célébrer le Magal. Ainsi, on oublie son statut, ses titres et grades, on se fond dans la masse avec le seul désir de satisfaire l’autre. Les clivages sociaux volent en éclat et cèdent la place à l’union des cœurs et des esprits dans la ferveur et l’allégresse. Serigne Touba a réussi à fédérer autour de sa vision des millions de personnes de couches sociales différentes dont le seul souhait est de rendre un hommage mérité au Cheikh. A l’unisson, certains pèlerins scandent le nom de Bamba tandis que d’autres déclament les khassaïdes pour exprimer leur foi et leur soumission inconditionnelle au guide religieux.
La joie et l’effervescence rythment le quotidien des autochtones. Les rues sont bien nettoyées et les bâtiments font peau neuve. Une sorte de relation métaphorique s’établit entre les cœurs des fidèles et l’environnement qui se couvre de ses plus beaux atours. Les relations interpersonnelles sont raffermies à travers les actes de solidarité et d’entraide développés durant toute la période du Magal. De nouvelles amitiés se scellent agrandissant le cercle des connaissances et sympathisants. Les hôtes, nourris et logés, sont considérés comme des rois. Certaines familles qui n’en reçoivent pas interceptent des pèlerins dans la rue pour leur offrir gratuitement un logis.
Cette hospitalité légendaire constitue l’une des marques distinctives du mouridisme. Elle concrétise l’altérité sans laquelle toute prise en compte de l’autre devient problématique. Il est très rare de trouver un pays au monde où les populations affichent un désir ardent de nourrir et d’héberger autrui sans bourse déliée. Dans certaines contrées, ces genres d’événement seraient une aubaine à saisir pour se remplir les poches. Touba Mbacké sacrifie annuellement à la tradition en entretenant volontairement et gratuitement tous les pèlerins sans distinction aucune. Cette générosité débordante, cet altruisme, cet amour du prochain, entre autres vertus cardinales, qui symbolisent la doctrine mouride, ont fait tache d’huile dans tout le pays, et chacun se l’approprie, aujourd’hui, pour en faire un bréviaire. Tout ceci confirme une fois encore que les prières formulées par Khadimou Rassoul ont été exaucées. « Réjouis dans un proche terme, à travers ma personne, tous les musulmans et illumine à travers moi l’Islam, Ô Toi Qui illumines ! », pria-t-il, dans Assirou Mahal Abrar.
En outre, le Magal allie l’utile et l’agréable, le spirituel et le temporel. Cette période est considérée comme celle des vaches grasses en termes de profits économiques astronomiques dans tous les secteurs d’activités. Le Magal reste une période de grande effervescence économique. Tous les secteurs dont les activités tournaient au ralenti affichent le sourire. Des études pertinentes ont été menées par des personnes assermentées pour montrer l’impact du Magal dans l’économie du pays. L’université Alioune de Bambey, en collaboration avec le comité d’organisation du Magal, a produit un document riche et authentique sur la question. Pilotée par l’Unité de Formation et de Recherche d’Economie, de Management et d’Ingénierie Juridique et par un groupe d’enseignants-chercheurs, l’étude a révélé que « l’impact du Magal de Touba s’élève à plus de 249.882.782.297 FCFA répartis sous forme de dépenses dans l’économie nationale ».
Ce montant record enregistré témoigne de façon claire la montée en puissance des activités économiques durant la période du Magal. De grandes dépenses sont effectuées dans les ménages, estimées selon l’étude de l’UADB à environ 72.170.750.000 FCFA. Sous le label Emergence Consulting, une étude, réalisée par des économistes, sous la direction de Moubarack Lo, a montré que les dépenses d’une concession tournent en moyenne autour de 1,4 millions FCFA pendant cette fête religieuse. Ces dépenses concernent principalement les produits alimentaires, énergétiques, les ustensiles de cuisine, les matériels électroménagers, la rénovation de l’habitat, les télécommunications, les matériels de décoration. Les sources de financement des ménages sont multiples et multiformes. Le flux financier provient de parents basés à l’étranger, d’épargnes individuelles ou collectives, de tontines, de prêts bancaires…
Face à ces dépenses exorbitantes, tous les segments de la vie économique reçoivent leur part du gâteau. Le secteur informel, notamment les entreprises artisanales de construction, connaît un bouillonnement sans précédent. Les ouvriers travaillent sans répit et ne parviennent pas, souvent, à honorer leur engagement du fait d’une demande trop forte. Le chiffre d’affaire journalier passe du simple au double. Maçons, menuisiers, forgerons, tailleurs, plombiers, peintres, mécaniciens, entre autres, se frottent les mains et remercient Khadimou Rassoul pour cette aubaine salutaire.
Le secteur du transport routier engrange une part importante des dividendes du Magal. Durant cette période, tous les chemins mènent à Touba. Les pèlerins, très déterminés, paient le double du billet pour rallier la capitale du mouridisme. Des véhicules de toutes sortes composés de bus, cars, taxis, gros porteurs, assurent le transport des fidèles. Mêmes les conducteurs de charrettes et de motos bénéficient des bienfaits du Magal.
Les télécommunications réalisent un chiffre d’affaire hors du commun. Les appels nationaux et internationaux s’intensifient. Les transferts d’argent atteignent leur paroxysme et font entrer dans le pays des devises importantes chiffrées en termes de milliards.
L’activité industrielle et commerciale atteint sa vitesse de croisière. Les marchés de Mbacké et Touba sont approvisionnés en produits de toutes sortes. Des camions, en provenance de la capitale, lourdement chargés de marchandises (boissons, produits laitiers, bouillons, ustensiles, nattes, riz, sucre, huile…) alimentent les grossistes. Tout le tissu industriel sénégalais vit intensément la période du Magal, une occasion pour accroître et écouler la production. Le même son de cloche est noté du coté des éleveurs. Des milliers et des milliers de têtes de bœufs, de moutons, de chèvres, de chameaux sont vendus à des prix défiant toute concurrence. Selon une enquête réalisée en 2011, Moubarack Lo estime qu’environ 16200 têtes de bétail sont écoulées pour un montant de 2 milliards140 millions FCFA. Le secteur avicole n’est pas en reste. Les poulets se vendent comme de petits pains rendant ainsi le secteur florissant.
Que retenir de tout ceci ?
Quels enseignements tirés de ce grand rendez-vous ? Une remarque s’impose à tous. Cheikh Bamba a remporté une belle victoire sur Satan et le colon. Les armes conventionnelles (la foi, le Coran) qu’il a utilisées sont mises à notre disposition. Sa fidélité inconditionnelle à Dieu et au Prophète Mohamed (paix et salut sur Lui), très vivace, doit inspirer plus d’un. De ce point de vue, le Magal offre l’occasion au talibé d’aiguiser sa spiritualité, de fortifier son âme et de consolider sa foi en Dieu.
Ce sont les principaux leviers sur lesquels Serigne Touba s’est appuyé pour gagner toutes les batailles et honorer, aujourd’hui, l’Islam. Il est de notre ressort, à cette orée du vingt et unième siècle, de continuer le combat mais dans la concorde, la dévotion et la paix pour préserver ce legs substantiel. La mutualisation des énergies, le don de soi, la manifestation de l’altérité et l’amour viscéral du terroir, reposant sur une foi inébranlable en Dieu, constituent des atouts majeurs sur lesquels le Sénégal peut compter pour booster son économie. Le Magal en est un bel exemple, un seul événement qui injecte environ 250 milliards FCFA dans l’économie nationale.
La balle est dans notre camp. Bamba a tracé la voie et l’a éclairée. A-t-on le droit défaillir ?
A-t-on vraiment besoin des modèles occidentaux pour l’émergence de notre cité ?
Assane NDIAYE, professeur au lycée Mbacké2,
Premier Lauréat du Grand Prix du Chef de l’Etat pour l’Enseignant,
Top 50 des Meilleurs Enseignants du Monde,
Lauréat du Prix de l’Union Africaine pour l’Afrique de l’Ouest.